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Rencontre

 

C’est l’histoire d’un jeune Pierrot, y devait avoir seize ou dix-sept ans, peu importe, le genre de gosse qui pousse comme du chiendent dans ces banlieues cernant la capitale, dans ces coins où, quand le ciel est gris, c’est toujours ça, au moins il ne pleut pas.

 

C’est un matin comme tous les autres, dans le train de banlieue qui devait le mener au lycée, que tout a commencé.

 

Il s’est senti les idées bizarres. Une espèce de scarabée s’était logé au fond de son crâne et s’amusait à lui chatouiller le cerveau.

Alors le Pierrot, il a laissé filer le train bien après sa station habituelle. Ce n’est qu’en arrivant gare Montparnasse qu’il est descendu. Comme un pantin qu’aurait perdu son marionnettiste, il se laissa traîner par les odeurs de la ville et les sourires des jolies filles.

 

Le scarabée se faisait de plus en plus présent, et de plus en plus oppressant.

 

Il est rentré dans un de ces bougnats qui bordent la gare, et y a commandé un demi. Le bar était désert, hormis le patron qui tapait la réussite derrière son comptoir et, au fond, écrasé sur la banquette, une sorte de vieux machin : la barbe aussi blanche que le cheveu, le regard perdu au fond de son calva.

 

Le Pierrot, y s’est senti attiré vers ce vieux, comme aspiré vers le fond de la salle.

 

« Je peux m’asseoir là, monsieur ?

« Si ton croupion veut se poser, que ton croupion se pose. »

 

Pierrot s’installa. Alors, le vieux qui n’avait pas levé les yeux de son verre vint les planter droit dans ceux du gosse.

Harponné, qu’il était le Pierrot, pris au filet de deux iris bleu océan cernés de rides. Le gamin en resta figé, comme un lapin apeuré devant les phares d’une peugeot.

Le vieux prenait son temps, il cherchait quelque chose tout au fond, derrière l’écorce. Il fouillait, scrutait, déchiffrait, semblait lire à livre ouvert de son regard affûté comme un couteau gitan. Il exerçait le grand Mektoub, fouinait dans les plus secrets replis de la caboche du gamin, puis sans le lâcher des yeux, il se mit à causer : 

«  Y’a quelque chose qui va pas avec toi, gamin.

Y’a de drôles de bestioles qui te rongent la tête.

Faut que tu t’en occupes avant que ça ne soit elles qui s’occupent de toi, car alors catastrophe, mère des misères.

Tu m’entends, gamin ?

Alors prends le large, largue les amarres et déplie les voiles. En avant, moussaillon, t’es attendu, j’sais pas où mais t’es attendu.

Ce genre de scarabée, ça ne te lâche pas, jamais. C’t’une maladie à vie que t’as chopé mon gars, la maladie des vivants. Alors largue tout et laisse toi porter par le courant. Attends, d’abord faut que je te dise, faut que je me vide, comme ça t’emmèneras mes mots avec toi, ils me laisseront peut être crever en paix si je te les confie. Ces mots-là, ce sont ceux d’un océan de misère. Regarde-moi petit, voici la leucémie bretonne, un peuple de fiers marins échoués sur les rives alcooliques du prolétariat urbain. Regarde bien petit, regarde bien ce que sont devenus les vieux guerriers gaéliques... Chaque mot breton prononcé résonne des misères errées… Le pays est saigné, ses plages souillées, ils ont proscrit notre langue au placard des folklores périmés… Voilà aujourd’hui les fiers bretons, les héritiers des derniers druides : des épaves accrochées au comptoir d'une ville ennemie, des mendigots du RMI, des prolétaires et des salariés qui n’ont même plus la force de la colère. Regarde bien petit, regarde bien les vestiges du chêne sacré, voici la leucémie bretonne.

…Alors t’es encore là, toi ? T’attends de prendre la poussière ? Largue les amarres que je te dis, du large, hissez la grand voile et en avant ! Secoue-toi moussaillon avant que ça ne soit moi qui te secoue. Tu t’es vu avec ton scarabée dans la tête ? Tu vas pas laisser cette bestiole te massacrer la cervelle. Allez, bouffe la vie. Si c’est pas toi qui la bouffe, alors c’est elle qui te bouffera. Hissez la grand voile et du large, moussaillon, du large et bon vent. »

 

Vingt minutes plus tard, le gamin était dans le TGV Paris Marseille. Sans billet, et encore tout hébété, tout assourdi par les mots du vieux auxquels il n’avait rien compris, enfin presque.

Larguez les amarres ; ça, ça lui causait, larguez les amarres, larguez les amarres…

 

copyleft Eric Derrien entre 1998 et 2005  grosso modo

 

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